The record of the time

Il faut deux soirées, soit à peu près 8 heures, à l’Opéra House de l’Académie de Musique de Brooklyn pour que se déploie dans son intégralité « United States », le nouvel opus de Laurie Anderson. Nous sommes en 1983. Laurie joue des combinaisons de sons, de textes et d’images. Pour cela, elle dispose de violons modifiés, de boites vocales, d’hologrammes associés à un arsenal électronique de technologies nouvelles. Les textes sont le plus souvent des commentaires politiques et les images sont, selon les termes de l’artiste, des « images flottantes » : « J’utilise la technologie comme moyen d’amplifier ou de changer les choses » dit-elle. Elle ajoute : « la technologie n’est pas le plus important pour ce que je fais » ; mais elle conclut : « dans une galerie, j’ai besoin d’une idée pour remplir la salle, sur scène il m’en faut 500 ».

Lorsque Laurie Anderson débarque en 1966 à New York, « Music changes » de John Cage est écrit depuis plus de 30 ans, sa toute première performance « Theater Piece n° 1 » donnée au Black Mountain College remonte à 15 ans, tout comme 4’33’’ exécutée au Carnegie Hall par David Tudor immobile au piano surveillant l’heure. George Brecht, Allan Kaprow et Bob Watts ont rédigé, il y a plus de 10 ans déjà, « Projets en multiples dimensions » qui cherche dans les « technologies nouvelles » de nouvelles formes d’expressions artistiques. « Time Table Music » de Brecht, qui le 14 juillet 1959 conviait le public à composer sa propre musique avec un indicateur de chemin de fer dans une gare est tout à fait oublié, tandis que les « 18 Happenings en 6 parties » que Kaprow créait en octobre de la même année à la Reuben Gallery sont une déjà très vieille histoire. Pourtant en octobre 1966, Rauschenberg et Whitman poussent le happening vers une dimension encore jamais atteinte. Avec « 9 evenings Theatre and Engeneering » donné à l’Armory sur la 25ème Rue. Le public s’y presse. L’équipement est sophistiqué et le nombre de performers impressionnant : outre les 2 cités, il y a Öyvind Fahlström, John Cage, David Tudor, Lucinda Childs, Alex & Deborah Hay, Steve Paxton, Yvonne Rainer. Le happening est à la mode et pourtant Red Grooms a arrêté en 60, Jim Dine en 62, Oldenburg en 66. L’époque est désormais ailleurs ; elle est au pop, au minimal et au concept.
A New York en 1966, Laurie Anderson est proche de Joël Fisher, de Phil Glass, de Gordon Matta-Clark, de Richard Nonas, de Keith Sonnier. Dan Graham lui présente Vito Acconci…

Lorsqu’en 1977, le 45 tours de Laurie Anderson sort chez Holly Solomon, c’est une galette vinyle, audible sur n’importe quel Teppaz, extraite de « Juke Box », installation audiovisuelle exposée dans la même galerie. L’artiste a composé 24 (vraies) chansons, la plupart écrites entre 1976 et 1977 pour des amis, qu’elle accompagne aux murs avec 24 notices et 24 partitions. La face A est dédiée à Chris Burden et s’intitule « c’est pas la balle qui te tue, c’est le trou ». L’œuvre est tout autant art qu’elle est chansonnette. Laurie Anderson a choisi dans l’extraordinaire profusion de la scène artistique la toute petite conjonction de coordination : et. Oeuvre et musique, et installation, et scène, et art, et etc. A chaque forme correspond une diffusion particulière : du bac du disquaire à la salle d’expo, du musée à la scène, de la galerie à la page. Chaque forme juxtapose différents espaces émotionnels et correspond à des temporalités, à des qualités sensibles d’espaces et d’images matérielles et spirituelles, éminemment distinctes. En ce sens Laurie dépasse le vieil antagonisme qui oppose le générique et son contraire le spécifique. Elle contourne les 2 termes par une opération de bascule étonnamment simple : le récit. C’est en effet du « récit » qu’elle extirpe les catégories, esthétiques autant qu’idéologiques, et les traverse sans les nier mais sans les suivre non plus, indifférente à la théorie (trop désincarnée) ainsi qu’aux phénomènes de fusion (mashed potatoes). Conteuse, scénariste ou romancière (« All my families are storyteller » dit-elle) c’est du mot qu’elle tire toutes les ressources de l’expression pour arracher à l’étrange ce qu’il offre de plus résistant pour l’intégrer à une autre forme et lui donner une autre plasticité.

En 1972, ses premières sculptures sont des tressages de journaux dans lesquels les trames textuelles apparaissent et disparaissent. Toujours en 1972 « Handwriting », à partir du langage des gestes bouddhiste, est une compression en papier mâché du New York Times : tous les mots sont agglomérés en un seul signe : une main qui signifie écrire. A la manière de John Baldessari et Ed Ruscha, elle entreprend de faire son propre papier pour ses propres livres.
En 1974, elle laisse au vent le soin de tourner dans un sens ou dans l’autre les pages d’un livre de projets et propos (Windbook). Le son des pages tournées au hasard, le regard qui erre sans prise sur la lecture, le récit qui flotte !

En 1978, un an après « Juke Box », la tête dans les mains, les coudes sur la table, les oreilles bouchées, « Handphone Table » dévoile quelque chose d’immuable resté jusque là dans l’ombre : mes os conduisent en moi des sons captés à l’intérieur du plateau. Spectateur-auditeur, je suis simplement mais complètement traversé par un vers à peine audible de George Hubert, poète du 17ème siècle, qui dit à peu près ceci : « Now I in You without a body move ». Happé par le grain des voix électroniques, j’embrasse un monde continu ; j’en suis le réceptacle ; l’enceinte. Mon corps est ce lien entre je et le monde. Il est au centre, mais pas central ; juste un corps conducteur ; un fil, comme on le dit au sujet de la lecture. Métaphorique et incarnée, l’œuvre a pourtant l’évidente apesanteur d’un objet très léger qu’on déplace sans peine. Déplacer la lourdeur des faits, c’est tout le propos de Laurie Anderson.

En 1973, elle avait fait le pari que ses rêves seraient influencés, conduits et colorés par l’esprit des lieux dans lesquels elle choisirait de s’endormir (« 8 rêves institutionnels »).

Alléger la cartographie pour toucher au plus vrai, sans conclure de pacte avec la vraisemblance ! En ce sens l’œuvre de Laurie Anderson à plus à voir avec Cervantès qu’avec Sony.

L’exposition retrace les étapes, dont certaines sont brièvement évoquées ici, qui conduisent du premier geste (handwriting) à la dernière pièce sonore, œuvre créée pour l’exposition intitulée « Ocean » (2002). D’une rive à l’autre, le scénario de l’exposition est principalement de Laurie Anderson.

Thierry Raspail